jeudi 22 septembre 2011

Anténor Firmin n’est pas du passé et n’est pas dépassé (2)

Par Leslie Péan

Commémorer Anténor Firmin un siècle après sa mort se justifie par de nombreuses raisons. Dans notre esprit, Firmin a été avant tout un parangon de la liberté d'esprit des peuples de couleur contre le monopole que l'Occident veut s'octroyer dans le domaine de la connaissance et du savoir. Une supériorité cognitive remise en question tant par l'école latino-américaine de la colonialité [1], ou encore de la matrice coloniale, que par les anti-assimilationnistes luttant contre l'impérialisme cognitif [2]. L'apport fondamental de Firmin est d'avoir contesté et démasqué, sans démagogie, les plus grands penseurs de son temps dans les domaines de la philosophie, de l'anthropologie, de la sociologie et de l'histoire.

Cette contestation, il ne l'a pas menée à partir d'Haïti où un discours innovant et libérateur peut être facilement étouffé par les gérants de l'information à l'échelle mondiale. Il l'a mené en France, pays qui prétend être le centre de la pensée de l'Occident. Rappelons au passage qu'aujourd'hui le monopole de la gestion de l'information est assuré par l'Internet nord-américain et par le système de noms de domaine (DNS en anglais) inventé en 1983. En dépit des alternatives développées par la Chine et des chercheurs indépendants pour mettre fin à ce monopole [3], les États-Unis ne veulent pas céder un pouce sur leur gestion de l'Internet et la détermination des flux d'informations qui y circulent dans le monde entier. En effet, l'impérialisme politique a besoin de l'impérialisme intellectuel pour s'épanouir pleinement.

À la fin du XIXe siècle, c'est au cœur même de la citadelle de l'intelligentsia qu'Anténor Firmin fait la réfutation des thèses racistes en vigueur, dont celles d'Arthur de Gobineau, sur le prétendu monopole de « civilisation » des Blancs. En effet, Firmin conteste en France, à la Société d'Anthropologie de Paris, devant le groupe de savants le plus important de l'époque dans ce domaine précis, les thèses de deux éminents anthropologues : Paul Broca, le fondateur de l'anthropologie française, et Clémence Royer, traductrice de l'essai de Charles Darwin sur l'Origine des espèces. Des gens connus pour leurs positions longuement débattues devant leurs pairs.

Homme de savoir, Firmin a seulement 33 ans quand il est présenté à cette société savante par le Dr Ernest Simon Auburtin, assisté de Gabriel de Mortillet et de Louis Joseph Janvier. Il en deviendra membre titulaire le 17 juillet 1884. La participation de Louis Joseph Janvier à son intronisation est l'expression incontestable d'un espace de collaboration entre ces deux titans qui ont compris à Paris que ce qui les unissait était beaucoup plus important que ce qui les divisait.

En ce temps-là, l'anthropologie avançait dans l'étude de l'être humain sous son aspect physique par « l'étude scientifique des races humaines » [4], comme le proclamait l'article premier des statuts de la Société d'Anthropologie de Paris. Intervenant dans le débat sur la prétendue distinction entre dolichocéphales (crânes allongés) et brachycéphales (crânes larges) et réfutant les arguments voulant que le développement intellectuel soit basé sur la craniométrie (l'indice céphalique d'un individu), Anténor Firmin explique que c'est plutôt le contexte social et culturel qui détermine l'intelligence. Les racistes ont utilisé tant la forme du crâne, la couleur de la peau et d'autres caractéristiques physiques pour conclure à la supériorité d'un groupe humain sur un autre. Firmin intervient sur toutes ces questions non sans souligner leur caractère oiseux et indiquer que la sottise peut exister même chez les savants.

Firmin démolit les thèses raciales de Hegel, de Renan, et surtout celles développées par Clémence Royer à partir d'une mauvaise interprétation de Darwin. En lui disant qu'elle est « une femme savante, mais une femme » [5], Firmin lui offre une réplique qui peut être interprétée dans la tradition de ce que Bourdieu nomme la domination masculine [6], c'est-à-dire avec des stéréotypes sexistes sur l'émotivité et l'affectivité découlant, pour la femme, de son rôle de mère. Assez pour donner du grain à moudre aux féministes [7]. Un pas vite franchi par Robert Bernasconi [8].

Notre propos ici n'est pas d'innocenter Firmin, dont ce faux-pas est évident, mais il faut reconnaître qu'il ne trouve aucune infériorité de principe chez la femme, qui, au contact de l'instruction, a « tout ce qu'il faut pour devenir une Mme de Genlis, une Mme de Staël, une Georges Sand, une Delphine Gay si bien préparée pour porter le nom d'un Saint Marc de Girardin » [9].

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