lundi 15 février 2010

LA REFONDATION D’UNE NATION. (By J.C. Bajeux - promoteur du deuil national)

Par Jean-Claude Bajeux
Directeur Exécutif du CEDH

Il faut prendre au sérieux le silence qui a fait suite à l’énorme vibration d’un séisme sans nom qui a secoué le pays jusqu’a la moelle et bien au delà encore. On le dit de toutes parts. Il y a eu « avant le 12 janvier 2010 ». Il y aura « après le 12 ». Et Laennec Hurbon n’hésite pas à titrer le cahier du journal le Monde «Haïti, l’année zéro».
Haïti, ce pays que nous cherchons en vain par monts et par vaux, ou perdus dans le silence des bibliothèques et les échos des salles de concert, ce pays qui n’a jamais voulu dire oui et non d’une manière claire, a toujours été hanté et habité par les démons de l’autocratisme. Une hésitation au cœur de son âme profonde n’a pas permis de faire des options fondamentales qui distinguent les nations de pointe, ceux qui donnent le ton sur ceux qui marquent le pas, ceux qui ne cessent de définir leur identité et de parfaire le contrat qui les tient ensemble, ceux qui choisissent le droit, la liberté et le développement.
Quand on est parti en guerre contre l’esclavage dans sa négation de la condition humaine et hantise du profit sur base de travail gratuit, le mouvement historique qui en découle et aboutit à l’indépendance devrait inévitablement être une affirmation de la liberté des êtres humains, de leur droit à vivre libres et égaux, dans une communauté de droit. Comment se fait-il donc que cette vision qui constitue une révolution radicale dans un système féroce et brutal, se traduit par la suite dans une société post-coloniale reproduisant le même type de pouvoir mêlant des caractères venant à la fois des traditions africaines et des cours européennes ?
Il était donc clair, du moins pour nous qui regardons deux cents ans plus tard, naître et se développer cet état, que dès les premières minutes de l’indépendance, il fallait proclamer le néant de tout discours qui admettrait une inégalité des groupes humains, une inégalité des personnes sur des bases raciales et qu’ il fallait proclamer la volonté de créer une société d’où serait bannis tout discours et toute vision contaminés par le credo de l’esclavage.
Et cela, c’était Haïti. Un état qui pour naître et fonctionner devait s’interdire toute affirmation d’inégalité des citoyens qui serait basée sur un racisme conscient ou non. Une position radicale qui a été le moteur de la guerre de l’indépendance et sans laquelle cet état n’aurait pas pu naître. Cette exigence traverse les épisodes divers de la guerre de l’indépendance, elle s’impose à tous les acteurs. Elle fait de tout Haitien, quel qu’il soit, un soldat de la liberté. Elle est l’âme du « serment des ancêtres ».
Tel est le message à présenter, défendre et diffuser dans le monde entier pendant deux cents ans. Il ne fallait pas surtout pas le mettre au rancart. Il ne fallait pas le laisser au grenier. Il ne fallait pas laisser déborder dans la rue et dans la vie courante les billevesées d’un racisme primaire et des exclusions réciproques des enfants d’une même famille, sans quoi on se retrouverait, et on s’est retrouvé, dans des compétitions minables et sordides et, finalement, dans la folie meurtrière d’un pouvoir sanglant et stérile qui a duré 29 ans et épuisé l’Etat.

Or, dans cette société métissée qui, par définition, ne pouvait, sans se nier elle-même , être hantée par le racisme, le poison était bien là, actif et nocif, secrétant une biologie mystique et mythique. Ceci n’a pas d’excuses et ne souffre même pas la discussion. Et l’on attend encore, depuis l’indépendance, l’expression d’une politique publique de lutte contre ce poison, une volonté et une politique publiques pour l’éradication de ces préjugés racistes, une politique qu’exprimaient Anténor Firmin et Jean-Price Mars et qui aurait permis à tout citoyen d’être affranchi du moindre sentiment d’indignité.
La race est-elle une prison ? Certainement pas. Ce sont des croyances batardes, diffusées par des intérêts puissants qui bâtissent cette sorte de prison. Ils les véhiculent, jusqu’au sein des familles supposées décolonisées, provoquant des névroses, obsédantes, des complexes d’infériorité que l’on porte comme des carcans et des démangeaisons qui poussent à des crimes qui resteront impunis. Il faut reconnaître et avouer la place de ce facteur comme une première explication de nos retards dans l’organisation du pays. Dans un processus de refondation, il faudra inventorier les méfaits d’une telle métastase et inventer une nouvelle base d’un programme de vie commune délivré des effets pathogènes des élucubrations de Gobineau, face à la rutilante diversité des êtres humains.
La deuxième barrière qui a empêché la constitution d’une nation capable d’assurer le « bonheur » des citoyens et d’assurer pour tout le monde l’accès aux libertés démocratiques, c’est le mutisme de la majorité d’une population, dans son non-accès à l’écriture, c’est en fait l’incapacité de s’expliquer et de communiquer, c’est l’incapacité de confier à l’écriture les archives de la nation et les trésors du savoir. Après deux cents ans, le monde du savoir technique, l’univers des technologies dans leurs langages divers, l’amplification de la mémoire liée à l’écriture restent fermés à la moitié de nos enfants.


Ceci n’est pas seulement la négation du progrès, c’est, de fait, la destruction d’un trésor. Le serment des ancêtres supposait un devoir de révolution : l’union de tous et le savoir pour tous, sans délai et sans bavardage. L’accès de tous les enfants au maniement des deux langues est en même temps l’ouverture au savoir, donc l’accès à la liberté. Le fait qu’il n’existe pas encore à l’usage d’une éducation nationale offerte à tous les enfants sans exception, une méthode pédagogique d’accès au maniement des deux langues, est littéralement invraisemblable. De même que les promesses concernant les libertés démocratiques étaient restées lettre morte. On pouvait s’offrir le luxe de fusiller ceux s’agitaient pour les réclamer comme un Félix Darfour, le 2 septembre 1822 ou les trois frères Coicou, le 15 mars 1908, sans oublier Capois-la-Mort, fusillé à Terrier-Rouge en 1806 deux ans après Vertières.. Ce n’est qu’en 1987 qu’une Constitution pouvait finalement reconnaître les droits des citoyennes et des citoyens et imposer le respect de leurs libertés.

De même la décision du ministre Bernard concernant le rôle et l’usage des deux langues dans l’enseignement, a attendu le même espace de temps pour être formulée. De même que dans la vie publique, où nous avons, en fait, toujours empêché que les libertés démocratiques soient la règle, nous sommes restés sourds au discours démocratique, nous avons failli dans l’obligation de mettre tous nos enfants à l’école, sans exception, et à tout prix.

Si Haïti veut encore exister, c’est à condition d’interdire et de combattre sans répit l’apparition de catégories raciales, donc racistes, dans la vie et deuxièmement de mobiliser tous les efforts pour que tous les enfants aillent à l’école. Ce sont là deux conditions non négociables de toute refondation de la nation. C’est un serment qui doit s’imposer à la neuvième génération d’après l’indépendance. Et c’est pourquoi, il ne suffit par de parler de reconstruction car ce serait vouloir répéter les mêmes erreurs, nous imposer de nouveau les chaînes de l’inégalité, les sottises dangereuses du racisme et le mutisme de l’ignorance. Cela doit être clair et cela a des conséquences immédiates dans le système et le contenu de l’éducation, dans la réalité des relations entre citoyens et dans les lois de l‘Etat nouveau. C’est un serment qui s’impose maintenant.

Jean-Claude Bajeux
10 février 2010

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