mardi 18 août 2009

Aversion pour la Politique


Par Ray Killick, 16 août 2009
RayHammertonKillick-conscience@yahoo.com

Dans sa définition la plus cristalline, la politique est manière ou stratégie, moyen ou ensemble de moyens, mis en jeu pour réaliser un objectif bien déterminé. La politique est indispensable à l'organisation publique ou privée, autocratique ou démocratique, laïque, chrétienne, judaïque, islamique, ou autre. Si elle est la plaque tournante de la société consensuelle, elle n'en demeure pas moins un facteur important de stabilité ou d'instabilité même dans les structures hiérarchiques ou autoritaires. La politique est indispensable au fonctionnement de l'entreprise, à l'exploitation des ressources matérielles et sociales, à la coopération humaine pour la réalisation des objectifs d'une vision déclarée ou indicible. La politique est l'alpha et l'omega de tout édifice humain, la sève qui le nourrit ou le détruit. Pourtant, certain courant intellectuel haïtien, peut-être par manque d'expérience directe d'avec l'entreprise ou par réaction naturelle face aux résultats désastreux de la politique en Haïti depuis plus de deux siècles, se réclame apolitique ou témoigne d'une aversion telle pour elle qu'il se fait le champion de la transformation économique sans la politique. Ne s'agit-il pas là d'une vision utopique concoctée en dehors de toute réalité humaine?

UN RAPPORT DE FORCES?

On répète souvent que la politique est un rapport de forces. Cependant ce n'est là, à proprement parler, que l'effet de la politique. S'allier des forces et acquérir ses ressources et les mettre en jeu pour accomplir sa vision, est l'objet primordial de la politique. Finalement, c'est le rapport de forces qui fait la différence. L'initiative initiale d'alignement, de rassemblement des forces, est un processus qui requiert une certaine maturité humaine ou plus précisément ce que les anglo-saxons appellent emotional intelligence. Maintenir les forces dans un équilibre oppositionnel durable participe des conditions sine qua non pour la réalisation des objectifs qu'on s'est donné.

POLITIQUE ET PROGRAMME POLITIQUE

Quand le président Abraham Lincoln considéré novice en politique par des opposants formidables et réputés intellectuellement plus imposants rassemble ses concurrents d'hier dans son administration de rivaux, il fait montre d'une sensibilité politique qu'on n'enseigne pas sur les bancs de l'école, mais qu'on apprend plutôt sur les bancs de la vie à force de coopérer les autres. Là où certains leaders auraient vu leur perte, Lincoln choisit de prendre, avec ses rivaux, des risques qui traduisent les grandes opportunités de demain. La manière de rassembler de Lincoln, élevant son rival au niveau supérieur qu'il lui reconnaît réellement, est une caractéristique de leadership de haut niveau. Le rassemblement et la gestion de forces de qualité et des tensions inhérentes à leur coexistence témoigne de la qualité du leadership politique.

Si le président Franklin Roosevelt a obtenu des pouvoirs du Congrès des États-Unis qui, exercés dans leur plénitude auraient certainement terminé l'expérience démocratique américaine, Roosevelt ne les utilise que partiellement et à bon escient. Il ignore les appels de ses conseillers de faire le virage vers la dictature que facilitait la Grande Dépression. Lincoln, de même, résiste ses mêmes tentations que lui servent ses conseillers. Ces leaders des deux époques les plus critiques depuis la fondation de l'Amérique des étoiles font montre de réserve politique. Ils choisissent la voie politique de résolution des conflits inhérents à leur administration et celle qui conduit à la réalisation des objectifs de sauvetage national.

Quand le leader de l'exécutif d'une vraie république veut faire passer son programme, il sait qu'il doit composer avec le parlement, c'est-à-dire, trouver ses alliés, faire des compromis avec ses adversaires, et tendre la carotte pour faire la différence quand cela est nécessaire. Toute cette entreprise requiert une sensibilité politique énorme, emotional intelligence.

Même dans la structure administrative et politique communiste de la Chine capitaliste, la coexistence de l'aile dure maoïste et conservatrice avec l'aile progressiste dans une dynamique d'équilibre oppositionnel requiert un jeu politique permanent sans lequel les conflits internes peuvent noyer l'expérience économique chinoise dans le chaos sociopolitique.

POLITIQUE ET BUSINESS

La question à savoir est-ce qu'on devrait privilégier la politique sur l'économique est tout à fait absurde parce qu'elle ne se pose même pas. Il ne s'agit pas ici d'un choix mais d'une réalité qui hante les parlements et cabinets exécutifs du monde entier. C'est là que se joue le destin économique des peuples. Le blocage ou le passage d'une législation donnée qui est susceptible d'affecter l'économie dépend de la capacité d'influence politique des patrons, des entrepreneurs, des unions d'ouvriers, des organismes watchdog qui défendent la société, etc. Il faut avoir des droits civils et politiques, le droit d'influence, le droit à la protestation dans une telle société pour faire entendre sa voix et sa position économique.

Ceux-ci s'engagent dans une guerre d'influence et de propagande d'autant plus intense que la société est plus démocratique et plus ouverte. On connaît l'importance du lobby américain par exemple. Les législateurs américains sont courtisés de manière permanente par Big Business, les gouvernements des pays amis qui recherchent la bonne grâce de l'Oncle, les unions, etc.

Or le développement socioéconomique dépend en large partie des décisions politiques des gouvernements. Donc ceux qui réussissent à influencer les décisions étatiques sur la longue période peuvent ipso facto influencer le progrès social.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le parti républicain aux États-Unis est perçu en tant que parti pro-business alors que le parti démocrate est pro-social, le parti des grands programmes sociaux tels que Universal Healthcare, sécurité sociale, taxation des riches pour soulager la misère des autres, etc. L'arrivée au pouvoir d'un parti annonce déjà les couleurs, c'est-à-dire l'influence la plus importante des 2 prochaines années.

POLITIQUE ET CARRIÈRE PROFESSIONNELLE

Je n'ai jamais travaillé dans une boîte haïtienne. Je ne peux qu'imaginer comment cela fonctionne à partir des expériences que m'ont contées ceux qui en ont fait l'expérience. Cependant, durant toute ma carrière professionnelle dans les technologies de pointe des télécommunications, j'ai trouvé que la sensibilité politique est un atout majeur et indispensable pour gravir les échelons de management ou techniques.

De fait, les ingénieurs les plus écoutés et qu'on laisse représenter l'entreprise face aux clients sont ceux qui possèdent la faculté, en plus des talents techniques, de jouer le jeu politique de support du salesman.

De plus, quand on atteint le plus haut niveau de performance, une des composantes d'évaluation est l'habileté politique, la faculté d'ajuster son langage, de coopérer avec les autres et de gérer les conflits avec le minimum d'escalades au niveau supérieur.

C'est la raison d'ailleurs pour laquelle, cela m'étonne toujours d'entendre quelqu'un se positionner en tant que leader professionnel et déclarer dans le même temps: "Je ne suis pas politicien." Cela dénote l'incapacité de travailler en équipe, travail qui souvent requiert emotional intelligence tant certains conflits et réactions négatives menacent parfois la réussite de l'équipe.

LA POLITIQUE EN HAÏTI

Si l'aversion de certains intellectuels et professionnels haïtiens pour la politique transpire de leurs discours, c'est peut-être à cause des résultats désastreux de 2 siècles de politique politicienne. Politique qui a systématiquement été menée pour détruire et non pour construire; pour dérouter l'intelligence qui aurait permis l'éveil de la conscience collective et non pour la faire luire.

Ces intellectuels et professionnels n'examinent la politique apparemment que sous cet angle aigu qui ne fait que rendre la même perspective depuis l'indépendance du pays. C'est pourquoi leur lecture de la réalité socioéconomique et leurs prescriptions pour le progrès socioéconomique restent en surface. L'équation qui en sort ne peut être que pour un monde idéal et non celui contre lequel le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz s'élève.

Les critiques de Stiglitz, parmi lesquels, John Roemer de Yale University, s'accordent à reconnaître que celui-là a généralement raison quand il confère un rôle à l'État dans l'économie. Leur critique cependant va droit au but et questionne le périmètre de l'action étatique. Par exemple, David Prychitko de Northern Michigan écrit: "L'argument de Stiglitz est généralement correct: l'État ne peut pas être écarté, il est un facteur. Cependant son argument laisse de côté les grandes questions constitutionnelles: Comment le pouvoir coercitif de l'État devra-t-il être contrôlé? Comment définir la relation entre l'État et la société civile?"

Si la richesse nationale se crée avant tout dans la matrice microéconomique, sans toutefois un écosystème de support ou réglementaire (Stiglitz) qui favorise les investissements, l'esprit d'entreprise en général, la compétition légale de marché, la formation des cadres nécessaires au secteur privé, etc., cette matrice ne peut convertir cette richesse en progrès social. Par exemple, les monopoles économiques détruisent l'innovation. On a assisté aux États-Unis à une véritable révolution en télécommunications après le démantèlement du Bell System (Ma Bell) en 1984, lequel pourtant en 1947 avec l'invention de l'effet transistor et les travaux de Claude Shannon (A Mathematical Theory of Communications) avait lancé l'Âge de l'Information. . Par conséquent, un cadre politique qui permettrait aux monopoles de s'étendre sur l'économie tuerait la compétition et avec elle l'innovation. Il serait difficile pour une telle économie de négocier sa transition vers une phase de développement économique plus sophistiquée.

CONCLUSION

Aucun système humain ne naît, vit, grandit, et meurt sans politique. La politique est l'ingrédient qui s'invite naturellement sans qu'on l'ajoute par dessein. Elle est depuis l'antiquité le ferment du changement, du progrès, de la destruction, des guerres ou de la paix.

L'importance de la politique dans le progrès socioéconomique ne peut être sous-estimé que par maladresse intellectuelle ou manque d'expérience dans l'administration publique ou privée. Les législations qui affectent l'économie demeurent sujettes à toutes sortes d'influence politique.

La question du choix entre l'économie et la politique ne devrait pas se poser car ce sont deux entités indissociables pour les raisons brièvement exposées dans cet article et bien d'autres encore. On ne saurait privilégier l'une au détriment de l'autre. La vraie question devrait être la refondation de l'État pour le progrès socioéconomique. Relayons de nouveau le cri d'Accra d'Obama: "Aucun pays ne peut créer de richesse si ses dirigeants exploitent l'économie pour s'enrichir personnellement, ou si des policiers peuvent être achetés par des trafiquants de drogue.. Aucune entreprise ne veut investir dans un pays où le gouvernement se taille au départ une part de 20 %, ou dans lequel le chef de l'autorité portuaire est corrompu. Personne ne veut vivre dans une société où la règle de droit cède la place à la loi du plus fort et à la corruption."

En d'autres termes, la question importante est comment faire la politique à des fins autres que la destruction systématique du pays. Faire la politique afin de promouvoir le progrès socioéconomique. On ne vit pas dans une jungle, par conséquent, on doit coopérer avec les autres pour le progrès de tous. Tel est le but de la politique responsable.

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